Sondages : souriez vous êtes manipulés !

Rédigé le 20 mars 2012

Les sondages sont devenus un instrument incontournable des stratégies électorales des partis. Véritable objet paradoxal, l'écart est important entre ce que devrait être un sondage et ce qu'il est dans les faits : il devrait être une photographie objective de l'état de l'opinion publique à un instant T, il prescrit en réalité et oriente les intentions de vote ; il devrait être un moyen de vérifier l'audience d'une proposition politique, il sert dans les faits à tester l'impact d'une proposition qu'on adaptera aux résultats du sondage pour qu'elle soit conforme aux attentes présumées du citoyen-client ; il devrait donner une plus grande visibilité à la volonté générale, il installe au contraire le règne de l'immédiateté dans le jugement, le règne des expressions d'humeur et des délibérations de court-terme. Les premiers clients et diffuseurs de cette déviance dans la démocratie : les grands partis institutionnels acquis au marketing politique.


« Les sondages c'est pour que les gens

sachent ce qu'ils pensent »

Coluche



I/ Aucun sondage n'est « neutre »


1/ La forme oriente le fond


       La forme même des sondages orientent, consciemment ou non, les résultats. On sait par exemple que l'ordre de présentation des questions a des effets décisifs sur les réponses (c'est ce qu'on appelle « l'effet hallo »). En inversant l'ordre des questions, les réponses sont différentes. La formulation de la question influence également la réponse. Le choix des mots est décisif. Par exemple, au moment du débat sur les retraites, l'IFOP posait la question : « pensez-vous qu'un passage de 60 à 62 ans de l'âge de départ en retraite est acceptable ? ». La formulation n'est pas innocente. La notion d' « acceptabilité » est floue et préoriente la réponse. A la question : « le passage de l'âge légal de la retraite de 60 à 62 ans vous semble-t-il une une bonne mesure ? », les résultats sont très différents au point d'inverser la majorité.


2/ Le sondage fait l'actualité


       Les sondages coûtent cher, ils sont donc commandés majoritairement par ceux qui en ont les moyens, qui orientent donc et construisent en grande partie l'actualité médiatique. En 2006 par exemple, un seul sondage publié sur la question des SDF, contre 30 sur les primaires du PS. Les sondages ont donc pour effet d'imposer dans les médias les thèmes utiles à ceux qui les commandent.


3/ Une proximité suspecte avec le grand patronat


       De grands patrons comme Vincent Bolloré (qui détient CSA) et Laurence Parisot (qui possède 75% du capital de l'IFOP) ont massivement investi dans les entreprises de sondages. Cela génère certes des profits : 35 millions de chiffre d'affaires pour CSA en 2010 par exemple. Mais les entreprises de sondages sont aussi et surtout un outil très précieux de communication et d'influence politique. Ils croient s'offrir en tout cas ainsi la possibilité d'un contrôle de la réception des idées dans « l'opinion ».



II/ Les sondages d'opinions : une mascarade scientifique1



1/ Problématique représentativité


       La proportion de refus de réponse ne cesse d'augmenter et met à mal la valeur de représentativité. Pour un échantillon effectif de 1000, il faut en moyenne 20 000 coups de téléphone : 50% des numéros n'aboutissent pas. Et 10 à 15 % de ceux qui répondent acceptent de répondre. A l'arrivée seuls 5 à 10% des personnes répondent donc effectivement au questionnaire. Or rien ne permet d'affirmer qu'ils sont représentatifs des 90 ou 95% restants. D'autant que, les études sociologiques montrent qu'il y a une surreprésentation des fractions sociales supérieures parmi ceux qui acceptent de répondre. Les classes dominés répondent moins pour plusieurs raisons, dont une plus grande méfiance par rapport à ce qui est spontanément considéré comme l'outil d'une élite coupée des préoccupations du peuple. Cette inégalité de la représentation est très problématique d'un point de vue scientifique.


2/ Bricolages incertains


       Or les pratiques de « redressement » sont très aléatoires et incertaines. Il y a deux types de redressement : en amont et en aval. En amont : Comme les ouvriers sont sous représentés, on met un coefficient supérieur à leur réponse. Et inversement pour les cadres supérieurs, un coefficient inférieur. Or précisément, la sous représentation d'une catégorie pose le problème de sa fidèle représentativité... Le coefficient n'y change rien ! En aval : depuis 1984 par exemple, il est convenu de redresser à la hausse les intentions de vote FN car ce vote est moins légitime donc plus difficilement avouable. Mais sur quoi se basent ces coefficients de redressement ? Sur l'élection précédente. Ce type de calcul pose un grave problème d'un point de vue scientifique : le contexte a pu évolué depuis l'élection précédente... Il n'y a donc pas d'algorithme fiable pour passer des chiffres « bruts sortis machine » au chiffre « nets » publiés. C'est le pifomètre et aussi le coup de Poker ! Souvenons-nous, Stéphane Rozès de l'institut CSA avait choisi (parié !) sur Le Pen devant Bayrou en 2007 pour se démarquer des autres instituts. S'il avait vu juste, il raflait la mise ! Les résultats des sondages sont également motivés par des questions d'opportunités commerciales. Autre exemple : créer le scoop en mettant Marine Le Pen en tête au premier tour (sondage Harris Interactive d'avril) : explosion des ventes ! Le but premier des entreprises de sondages n'est pas la connaissance mais la rentabilité. Enfin : le redressement doit fonctionner dans les deux sens : si vous redressez quelqu'un à la hausse, il faut bien redresser un autre à la baisse ; mais lequel ?


3/ Anticipation délirante


       A cela s'ajoute l'absurdité (et le danger pour la démocratie) qui consiste à faire des sondages un an ou même 6 mois avant alors que personne ne connaît encore l'offre partisane, le contexte, l'enjeu qui structureront le débat. On peut ainsi rappeler que tous les candidats donnés vainqueurs par les sondages à un an et même 6 mois de la présidentielle ont perdus : Giscard en 1981, Barre en 1988, Balladur en 1995, Jospin en 2002, Royal en 2007. C'est a fortiori le cas dans notre époque de crise, de doute, et d'incertitude qui rend l'opinion publique extrêmement volatile comme nous l'apprennent les travaux sociologiques. Si un chiffre doit retenir l'attention c'est surtout celui des indécis qui se détermineront quelques semaines voire quelques jours avant le vote : chiffre qui ne cesse d'augmenter à mesure que les élections passent...


4/ Qualité sacrifiée sur l'autel de la concurrence


       Enfin, les travaux sociologiques révèlent une dégradation de la qualité et du contrôle sous les effets de la concurrence capitaliste2. Les entreprises de sondages sont de plus en plus soumises à la concurrence. Elles sont donc contraintes de réduire au maximum les coûts : réduction de l'échantillon donc perte de la représentativité ; sous-traitance, précarisation, passage aux plates-formes téléphoniques avec pression à la productivité, au prix d'une nette baisse de la qualité car la relation de face à face est plus propice à la production d'une information fiable) ; simplification de la « signalétique » c'est-à-dire de la division par catégories représentatives. On agrège de plus en plus, par gain de temps et d'argent, des catégories hétérogènes : artisans, commerçants, chefs d'entreprises, agriculteurs ; sondages en ligne contre promesse d'une gratification. En 2003 1% des sondages étaient réalisés en ligne ; en 2008 on était déjà à plus de 25%. Or, scientifiquement cela pose plusieurs problèmes : 1/ La gratification introduit le doute sur les motivations du sondé : il ne se prête plus à un exercice civique mais à une opération commerciale 2/ On n'est plus face à un échantillon représentatif mais un échantillon spontané, sans valeur représentative.



III/ Les sondages, mal encadrés, peuvent être un danger pour la démocratie



1/ Un effet prescriptif déloyal


       Les sondages ont un effet prescriptif qui biaise le jugement démocratique. Les partis et les citoyens vont avoir tendance a voté pour le candidat supposé le mieux placé. Ce qui aura tendance ensuite à faire de lui effectivement le mieux placé. En livrant un résultat, l'institut de sondage ne produit pas seulement un résultat scientifique neutre, mais il modifie l'état de l'opinion publique dont il prétend avoir pris la « photographie ». Voilà comment se créer la tyrannie du « vote utile » qui n'a plus comme motif que la probabilité de l'emporter. Ce n'est pas comme cela que devrait se passer un vote libre et de conviction : un vote démocratique.


2/ Le sondage est une politique


       Les sondages ne sont pas neutres car ils font système avec une politique qui, pour des raisons de vitesse, d'efficacité, d'anticipation, a besoin d'avoir des « photographies » régulières de l'opinion publique immédiate. Le système médiatico-politique fonctionne dans l'instantanéité, et l'instantanéité est une manière de gouverner : on court-circuite le temps de la discussion, de la délibération collective, de l'expérimentation des idées, de leur correction, amendement, etc. C'est le temps du marché, de la réactivité immédiate en situation de concurrence qui impose d'être toujours en mouvement et selon des rythmes imposés par la vitesse de réaction des autres, des concurrents : Le sondage est un produit émergent de cette configuration politique néolibérale où la politique suppose de « s'adapter au réel » et non pas à la souveraineté du jugement populaire : c'est le prétendu temps du réel contre le temps politique de la démocratie3.


3/ Une dégradation de la citoyenneté


       Les sondages façonnent donc les mentalités dans un sens contraire à l'idéal démocratique et républicain de construction d'une volonté populaire conforme à l'intérêt général. Ils ne font que « sonder » les pulsions immédiats, les opinions spontanées et superficielles qui fondent l'acte individualiste d'achat tandis que la citoyenneté républicaine repose sur l'exercice de la raison et l'arrachement si difficile à nos déterminismes sociaux et nos intérêts individuels.


Dans une sixième république authentiquement démocratique, les sondages seraient remis à leur juste place : un simple instrument fragile et limité d'enquête sociale et non la machine à dissoudre la citoyenneté et le sens de l'intérêt général.


Bibliographie :


- Loïc Blondiaux, La Fabrique de l'opinion. Une histoire sociale des sondages, Le Seuil, 1998.

- Pierre Bourdieu, « L'opinion publique n'existe pas » in Questions de sociologie, Minuit, 1984.

- Rémy Caveng, Un laboratoire du « salariat libéral ». Les instituts de sondage, Ed. Du Croquant, 2011.

- Partick Champagne, Faire l'opinion. Le nouveau jeu politique, Minuit, 1990.

- Alain Garrigou, L'ivresse des sondages, La Découverte, 2006.

- Daniel Gaxie, Le Cens caché, Le Seuil, 1978.

- Patrick Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l'océan des sondages, Ed. Du Croquant, 2007.

- Observatoire des sondages (Richard Brousse et Alain Garrigou), Manuel anti-sondage, La ville brûle, 2011.



1 Toutes les informations de cette partie s'appuient sur les travaux de Patrick Lehingue dans Subuda. Coups de sonde dans l'océan des sondages, Ed du Croquant, 2007.

2 Les informations de cette partie s'appuient essentiellement sur les travaux de Patrick Lehingue dans Subuda. Coups de sonde dans l'océan des sondages, Ed. du Croquant, 2007 et de Rémy Caveng dans Un Laboratoire du « salariat libéral », Les instituts de sondage, Ed. Du croquant, 2011.

3 Cf. sur ce point les analyses de C. Artufel, M. Duroux et J. Gerstle dans Nicolas Sarkozy et la communication, Pepper, 2006.


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