I Le vote utile : un déni de démocratie
1. Un vote extorqué :
Le régime démocratique repose sur la conviction que le pouvoir/droitde voter implique le devoirde former son jugement. C'est parce que je suis un citoyen éclairé que j'ai le droit de voter, c'est parce que j'ai le droit de voter que l'Etat a le devoir de garantir les conditions qui participent à la formation d'un jugement éclairé (presse libre, instruction gratuite, etc.). Le vote utile revient au contraire sur cette grande idée en déclarant qu'il n'est plus utile de former son jugement pour pouvoir voter, et voter utilement. Au lieu que l'élection suppose que chacun s'élève sur le plan de la compréhension et de la connaissance dans le jeu de la délibération collective, le vote utile la transforme en une simple procédured'enregistrementmécanique des sensibilitésréparties de façon binaire, voire manichéenne, entre la droite et la gauche. A une époque où l'on se méfie du pouvoir des experts, où l'on critique l'évolution technocratique des sociétés occidentales, où chacun veut une démocratie participative, où l'on développe l'e-démocratie, où l'on proclame révolue la vieille époque où l'on votait par tradition familiale, par suivisme envers le prêtre ou le patron, la magie d'une formule, « votez utile ! », exerce son charme décervelant en appelant à une obéissance aveugle : il n'est plus utile d'argumenter, de participer à la campagne, de débattre de l'intérêt général, puisque tout est réglé d'avance, puisque ce sera François Hollande.
2. Le vote utile : l'octroi d'un pouvoir inversement proportionnel à la représentativité :
Le suffrage, ensuite, joue un rôle important dans une démocratie représentative car il est une source de légitimité, c'est-à-dire de pouvoir. Or, le vote utile gonfle artificiellement la légitimité d'un candidat et fausse ainsi la représentativité dont il peut se prévaloir pour exercer le pouvoir. On imagine sans mal avec quelle fierté François Hollande utilisera l'impressionnant (mais trompeur) chiffre de son pourcentage au premier tour (pour éviter le FN au second) et au second (pour battre à tout prix la droite) afin de montrer comment il a si magistralement su « rassembler le Français », « recueillir la confiance d'une large majorité de concitoyens », et autres formules autoglorificatrices sans contenu. Chirac lui-même, qui fut élu avec 82,21% des suffrages exprimés en 2002, au lieu de constituer un gouvernement de rassemblement droite-gauche, mise en place le gouvernement le plus libéral et le plus à droite qu'on ait connu avant lui, alors qu'il n'était réellement représentatif que de 19,88% des électeurs (score du premier tour)... hold up sur la démocratie"représentative".
3. Le bipartisme :
Le vote utile est enfin, et à plusieurs égards, l'arme rêvée des grands partis pour se débarrasser des formations politiques minoritaires grâce à ceux-là même qui en forment la base électorale de droit. En persuadant les électeurs portés à gauche de reprendre leur voix aux petits partis pour la donner au parti majoritaire, les uns se trouvent affaiblis en même temps que l'autre se trouve renforcé, précipitant par là le pays vers le bipartisme et, pourquoi pas, vers des élections à un seul tour, puisque le premier ne serviraient plus à rien, ou peut-être seulement pour le folklore français : le charme de l'exception culturelle... Ainsi, les mêmes qui ont gardé l'amer souvenir tournant de la rigueur de 1983 et de la politique libérale de privatisation et de « modernisation »du gouvernement Jospin, les mêmes qui, s'ils avaient les mains libres, voteraient pour le FG, le NPA, le PPLD, etc., sont ceux que la logique du vote utile va porter à rejouer la partition social-démocrate alors qu'ils reconnaissent que les formations comme celle du FG, etc. sont le souffle dont la démocratie avait besoin après ces vingt années d'alternance inutile. Accroître par son comportement l'avantage compétitif d'un concurrent qu'on essaie par ailleurs de battre, c'est ce qu'on appelle se tirer une balle dans le pied… François Hollande l'a déjà compris, qui refuse tout débat avec Jean-Luc Mélenchon. Pourquoi le ferait-il, en effet, puisque la dimension de son parti et la logique du vote utile suffirontà lui garantir une place au deuxième tour...
II Le vote utile : une erreur de raisonnement
1. La logique du « toujours plus de la même chose » :
Le vote utile, tout d'abord, consiste à appliquer une mauvaise solution à un vrai problème. Efficace à court terme, puisqu'en votant massivement pour Hollande nous sommes garantis contre le risque de la présence du FN au second tour dans cetteélection, le vote utile reproduit et augmente à long terme le risque auquel il était censé apporter une solution. La particularité logiquedu vote utile, c'est en effet qu'il est une réponse naturelleet tout à fait compréhensible à un problème qui ne peut être résolu de cette façon, précisément parce qu'il est structuréde telle façon que l'application de cettesolution est une cause de son renforcement et de sa reproduction à l'élection suivante. Car pourquoi le FN est-il effectivement si puissant en France ? Pourquoi Sarkozy marque-t-il des points en stigmatisant les musulmans, les étrangers, les chômeurs, etc. ? Aucune ambiguïté : « Les enquêtes sur le vote d’extrême droite montrent que le racisme « pur » et le nationalisme exalté pèsent moins que la peur de la prolétarisation et de la sous-prolétarisation, que la crainte de rejoindre le monde des parias et des étrangers, perçu comme une menace. »1Le vote frontiste se nourrit pour une large part du chômage, de l'exclusion, du manque de justice sociale et d'égalité des chances, de la dégradation de la protection sociale et du désenchantement de la politique engendré par trente dans d'« alternance unique »et de cohabitations PS-RPR qui n'ont rien changé à ces lames de fond de l'inquiétude populaire2.Hollande, qui reprend tel quel le cadreidéologique de ses prédécesseurs et de ses adversaires, n'y changera donc rien, s'il n'empire les choses. Voici comment le vote utile renforce finalement ce qu'il cherchait à éviter.
2. Les sondages contre le vote utile3 :
Nombre d'électeurs sont tentés par le vote Front de Gauche comme vote de cœur et de raison, mais prévoient de voter François Hollande, à cause de la crainte qu'ils ont qu'un comportement mimétique massif de ce type fasse chuter le PS en-dessous du seuil auquel il serait certain de l'emporter sur le Front national. Ils craignent que chaque fois refusée au PS compromette d'autant ses chances d'être au second tour, et donc augmentent proportionnellement celles du FN de s'y trouver. Ces électeurs fondent cette crainte sur les sondages qui présentent un FN tournant autour des 16 %. Bien que l'injonction du vote utile puisse se réfuter par des arguments politiques (cf. notre fiche sur le vote utile) et que les sondages soient un leurre peu fiable (cf. notre fiche sur les sondages), prendre au sérieux la force que semble représenter le FN dans cette élection devraient au contraire conduire les électeurs tentés par le Front de Gauche à conclure rationnellement à l'inutilité du vote utile. En effet, plaçons-nous dans la pire situation qui soit : en prenant cette hypothèse que le FN fait bien dans la réalité ce score très élevé que nous lui attribuons dans les sondages et en ajoutant celle que chaque voix prise par le Front de Gauche est une voix qui est arrachée au Parti socialiste (alors qu'en fait les voix gagnées par le Front de Gauche ont des origines très diverses), nous arrivons au résultat mathématique qu'il n'y aura pasde 21 avril 2002 bis.
Le Parti socialiste, en effet, est crédité au minimum de 27 % d'intentions de vote (hypothèse là encore la plus défavorable dans notre démonstration), et le Front de Gauche est officiellement à 11 % d'intentions de vote. Si chaque pourcent gagné par le FG est pris sur le score du PS, alors les pourcentages se croiseront autour de 19 %, ce qui est encore trois points au-dessusdu score moyen accordé du Front national ! En suivant la logique de ceux-là mêmes qui accordent du crédit aux sondages et qui s'inquiètent des performances du Front national, et en raisonnant à partir des pires hypothèses concernant la nature des transferts de voix au Front de Gauche, on arrive donc à cette conclusion : quand on vote pour Jean-Luc Mélenchon, on n'empêche pas François Hollande d'être au second tour, sauf dans le cas où c'est Jean-Luc Mélenchon lui-même qui s'y trouve. Renoncer à voter utile, voter pour le candidat du Front de Gauche dès le premier tour ne crée donc aucun éparpillement des voix tel qu'il permettra à Marine Le Pen de passer au second tour, mais crée par contre les conditions d'une victoire possible du candidat qui a leur préférence. Avec un FN qui s'effondre, un Front de Gauche aujourd'hui à 14% devant le FN, sans qu'une seule voix ait été prise à François Hollande, du moins d'arpès les sondages, il est clair que l'argument du vote tombe complètement à l'eau. Nous sommes sûr aujourd'hui qu'un candidat de gauche sera au second tour, la seule question restant étant de savoir qui. Votez pour Jean-Luc Mélenchon, c'est donc donner une chance que ce soit le Front de Gauche !
3. Le poids de la culpabilité :
Le vote utile joue enfin à plein sur la conscience morale des électeurs, à qui l'on donne l'avertissement suivant :« Attention, si vous votez pour un petit parti, vous diviserez la gauche, et si cette division fait passer le pourcentage des voix recueilli par chacun en dessous du score du FN, alors il sera au second tour et vous serez les responsables de cette catastrophe électorale, vous serez coupable de la réélection de Nicolas Sarkzoy ! » Cette façon de lier les militants et les électeurs de gauche à l'avènement d'une situation contre laquelle tout leur engagement quotidien est tourné est particulièrement perverse, car elle donne forme à un impératif catégorique qui anéantit à jamais tout pluralisme démocratique, toute contestation organisée, toute forme d'exploration politique inédite. Par un retournement ultime et sidérant de la situation, on trouvera même sans doute des électeurs-utiles fiers de cet attentat à l'esprit de la démocratie, puisque la logique du vote utile repose sur le confort psychologique de concevoir l'abandon de son jugement et de sa volonté comme un acte citoyen, comme un acte de noblesse morale, comme un acte de dignité et de responsabilité, quand au contraire ceux qui auront voté conformément à leur jugement et à leur volonté apparaîtront comme des égoïstes cyniques, des êtres puérils et inconscients sur lesquels on fera porter tout le poids d'un second tour frontiste. Voici comment prendre au sérieux le suffrage et les institutions démocratiques devient honteux, et comment on se fait une gloire de les mépriser. En réalité, l'échec du PS à convaincre est saresponsabilité : il justequ'un parti qui n'offre aucune alternative réelle et crédible soit abandonné, comme Jospin, par les électeurs de gauche. Ces derniers ne sont pas en cause, mais l'incapacité du PS outrecuidant à faire son autocritique.
III Le vote réellement utile : le vote à gauche !
1. Social-démocratie et socialisme :
Depuis le virage à droite du PS en 1983 (et son caractère assumé en 1991), le choix entre le PS et le Front de gauche n'est pas un choix entre deux courants différents, mais entre deuxidéologies adverses. Le PS est un parti libéral et capitaliste. Tous les combats classiques de la gauche sont passés aux oubliettes au nom de la « modernisation »,du « réalisme », de « l'adaptation à la concurrence mondiale », etc. Dans le programme de François Hollande : aucune augmentation du SMIC, pas de retour à la retraite à 60 ans, pas de réforme de la direction des entreprises actuellement aux mains des actionnaires, pas de sortie du nucléaire, pas de sortie du Traité du Lisbonne (qui impose la libéralisation ou l'ouverture à la concurrence des économies nationales), pas de salaire maximum, pas de passage à une VIeRépublique plus démocratique et représentative, etc. Par contre : des appels incessants à s'allier avec le Modem, adhésion aux politiques d'austérité et aux traités européens qui l'organisent4, validation du bilan de Nicolas Sarkozy sur le dégraissage des services publics (puisqu'il ne reviendra pas en arrière de ce qui a été fait), acceptation des règles du capitalisme financier5, le remplacement de l'autorité de la loi par celle du contrat dans le domaine professionnel, etc. C'est une politique social-démocrate, mais quelle rapport avec une politique socialiste ? Qu'y a-t-il de satisfaisant dans ce programme pour un électeur de gauche ?
2. L'utilité du vote FG :
Conduire une politique conforme à l'intérêt général humain est impossible sans offrir à chacun la possibilité de mener une vie décente (augmentation du SMIC à 1 700 euros bruts, salaire maximum limité à vingt fois le plus petit salaire dans l'entreprise, revenu maximum limité à 360 000 euros par an, égalité salariale homme-femme, construction de logements sociaux, retraite à 60 ans, gratuité des premières tranches d'eau, de gaz et d'électricité, rétablissement des 35 heures), sans obliger les entreprises à servir le travail plutôt que le capital(interdiction des licenciements boursiers, droit de reprise des entreprises par les salariés, plan national de réintroduction des productions délocalisées) et enfin sans articuler ces exigences à celle du respect des écosystèmes (sortie des énergies carbonées, référendum sur le nucléaire, relocalisation de l'économie, agriculture paysanne et saine). Cela implique encore de réorienter l'industriefrançaise autour du savoir-faire écologique (planification écologique, développement des transports en commun et des énergies renouvelables) et de s'opposer à l'Europe libérale entièrement construite autour des objectifs de compétitivité et de rentabilité de court terme (sortie du Traité de Lisbonne, fin de l'indépendance de la Banque centrale, blocage des mouvements spéculatifs, refuser la libre circulation des capitaux et marchandises). Enfin, s'il y a un intérêt général humain dont la République est la garante et que la démocratie détermine, cela signifie d'une part que le peuple doit être maître des lois et des règlesauxquelles il est appelé à se soumettre (Assemblée constituante, lutte contre la corruption des lobbys, laïcité, démocratie d'entreprise) et d'autre part qu'il doit pouvoir jouir concrètement des droits qui lui sont reconnus par la Constitution par l'égal accès à un certain nombre de services publics liés à ses intérêts fondamentaux (pôle financier public, pôle public de l'énergie, rétablissement des postes supprimés par Sarkozy dans la santé, l'école, la police, etc., remboursement à 100% par la Sécurité sociale des frais médicaux). Voilà encore consiste un vote réellement utileau sein de l'offre politique actuelle.
Cet argumentaire, avec sa version longue, sont disponibles et téléchargeables à cette adresse . Faites donc circulez !!!
1« Polémiques sur l'utilité des diplômes », Revue du MAUSS, N° 28, 2006, p. 87 fin. Cf. encore ibid., p. 89 par. 1.
2 Cf. Nonna Mayer, « Les hauts et les bas du vote Le Pen 2002 », Revue française de science politique, 52e année, N° 5-6, 2002, p. 515 fin. Le même mécanisme de radicalisation des déçus s'observe également à droite, quand l'extrémisme n'est pas directement favorisé par la politique et les déclarations « limites » de l'UMP : cf. Alexis Corbière, Le Parti de l'étrangère. Marine Le Pen contre l'histoire républicaine de la France, Bruxelles, Editions Tribord, 2012, p. 149.
3 Cf. : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/333326-le-vote-utile-un-concept-demonte-par-les-mathematiques.html
4 Le PS est d'accord avec le Mécanisme européen de stabilité financière (MES) et avec le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’union économique et monétaire (TSCG), qu'il trouve seulement incomplets.
5 Le journal The Guardian rapporte ainsi les déclarations de F. Hollande lorsqu'il s'adressa au centre des affaires de la finance internationale à Londres le 13 février 2012 : « François Hollande […] a cherché à rassurer la City de Londres qu'elle ne devait avoir aucune crainte quant à sa volonté de réguler davantage le monde financier. […] Hollande repoussa les craintes de la droite politique à Londres sur le fait qu'il serait dangereux pour la City. Il dit qu'il n'était pas « agressif » ni non plus considéré, en France, comme très à gauche, et que sa volonté de réguler la finance n'était rien de plus que l'idée maîtresse du discours de Barack Obama au Congrès. « On peut dire qu'Obama et moi avons les mêmes conseillers. » Il dit que sa position à propos d'une plus grande régulation du secteur financier était dans la ligne de « l'opinion publique » européenne et était similaire à celle de tous les autres rivaux présidentiels français, y compris, à l'aile droite, à celle de Nicolas Sarkozy. »... (Angélique Chrisafis, « François Hollande cherche à rassurer la Grande-Bretagne et la City de Londres », The Guardian, le 13 février 2012).
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